Nos enfants sont déjà des poissons rouges

Bruno Patino - Civilisation poisson rouge

Dernièrement, dans ces colonnes, nous posions la ques­tion de savoir si nous ne sommes pas en train de deve­nir des pois­sons rouges (lire Sommes-nous en train de deve­nir des pois­sons rouges ? du 9 jan­vier 2020).

Une inter­ro­ga­tion sus­ci­tée par les révé­la­tions de Bruno Patino, dans son ouvrage La civi­li­sa­tion du pois­son rouge (Grasset), qui s’alarme de l’addiction aux écrans, notam­ment celui du smart­phone, pro­vo­quée par les manœuvres des géants du numé­rique pour nous rendre accros. Nous avons vu que cette dépen­dance com­men­çait très tôt, dès la petite enfance.

Si les dégâts déjà bien tan­gibles sur la popu­la­tion des ado­les­cents com­mencent à inquié­ter le milieu médi­cal, ceux qui affectent la petite enfance se révèlent car­ré­ment alar­mants. Le doc­teur Anne-Lise Ducanda, membre du « Collectif sur­ex­po­si­tion écrans » (CoSE) l’expliquait récem­ment dans le jour­nal de Christelle Rebière sur RTL. L’exposition aux écrans a « des risques très impor­tants chez les 0–3 ans qui sont dans une phase de déve­lop­pe­ment ultra-rapide », dit-elle, « le temps pas­sé sur les écrans compte autant que le conte­nu de ce qui est regar­dé ». Et de citer des cas d’enfants de 3 ans qui jouent avec GTA (Grand Theft Auto) ! Elle pré­ci­se­ra que 45 % des élèves de CP jouent avec GTA (jeux en prin­cipe inter­dits aux moins de 18 ans) et que ce taux atteint 65 % chez les élèves de CM2 ! Ahurissant.Grand Theft Auto

Sur le site du CoSE, on apprend que ses membres ont, depuis plu­sieurs années déjà, aler­té sur les consé­quences de la sur­ex­po­si­tion aux écrans à tra­vers des articles, des col­loques, dans des com­mis­sions de réflexion, auprès d’associations de pro­fes­sion­nels, de parents… Dans une tri­bune parue dans Le Monde du 31/​05/​2017, ils ont rela­té, leur expé­rience cli­nique et expri­mé leur pré­oc­cu­pa­tion concer­nant l’évolution du nombre de jeunes enfants pré­sen­tant des retards impor­tants dans le déve­lop­pe­ment de la com­mu­ni­ca­tion, du lan­gage, de la cog­ni­tion et de l’affect. Prenant appui sur des tra­vaux inter­na­tio­naux, ils inter­rogent sur le temps que ces enfants passent devant les écrans car tous les champs de leur déve­lop­pe­ment sont atteints par cette surexposition.

La consti­tu­tion d’un col­lec­tif autour d’une charte s’est donc impo­sé à ces pra­ti­ciens afin de pou­voir por­ter une parole plu­ri­pro­fes­sion­nelle. Pour eux, il s’agit d’un enga­ge­ment socié­tal. C’est pour­quoi ils n’ont pas seule­ment ouvert leur col­lec­tif aux pro­fes­sion­nels mais aus­si aux parents concer­nés. L’objectif est d’être le plus grand nombre pos­sible pour sen­si­bi­li­ser aux effets catas­tro­phiques de la sur­ex­po­si­tion aux écrans sur le déve­lop­pe­ment du jeune enfant.

Lors de son inter­view, le doc­teur Anne-Lise Ducanda a dénon­cé l’utilisation d’applications dédiées aux tout-petits comme celles cen­sées leur apprendre les langues. Elle s’appuie pour cela sur de nom­breuses études conver­gentes qui ont mon­tré que, jusqu’à 3 ans (et plus) ce genre d’apprentissages ne peut se faire qu’au contact des adultes. Une inter­ac­tion vivante est abso­lu­ment néces­saire sinon l’enfant ne fait que du psy­ta­cisme(1) sans asso­cier du sens ; c’est ce que les cher­cheurs appellent le « défi­cit vidéo ». Or, 53 % des parents achètent des jeux édu­ca­tifs vidéo à leurs petits croyant amé­lio­rer ou accé­lé­rer leur déve­lop­pe­ment. Non seule­ment c’est impro­duc­tif mais ça les expose pré­ma­tu­ré­ment, et donc dan­ge­reu­se­ment, aux écrans. À ce sujet, il convient de noter que l’Éducation natio­nale a eu tout faux lorsqu’elle a intro­duit la télé puis les ordi­na­teurs dans les classes pour favo­ri­ser et amé­lio­rer les appren­tis­sages à l’école ; bra­vo les pédagogistes !

Les études menées de 2010 à 2018, révèle le Dr Ducanda, ont consta­té 94 % d’augmentation de troubles du lan­gage chez les éco­liers du CP au CM2. Et cette ten­dance s’accroît constam­ment à cause de l’omniprésente des écrans dans la vie de nos enfants. Sur le site du CoSE, d’innombrables témoi­gnages sont là pour en attes­ter. Certains font froid dans le dos comme celui de la maman de Delya : « Depuis ses 12 mois nous étions inquiets de cer­tains com­por­te­ments que nous obser­vions chez elle ain­si que des retards que nous avons consta­tés par la suite concer­nant la parole, l’assise, la marche, la motri­ci­té glo­bale ou encore la dex­té­ri­té » explique-t-elle. Désespérés, ces parents ont consul­té tous les pra­ti­ciens pos­sibles et ima­gi­nables. L’enfant a subi un élec­troen­cé­pha­lo­gramme, un bilan audi­tif, un dépis­tage de l’autisme, des exa­mens psy­chia­triques qui ont soup­çon­né (avec forte pro­ba­bi­li­té) l’autisme tant redou­té… C’est lorsque tous les écrans lui ont été sous­traits que la petite fille a chan­gé pour rat­tra­per le retard accu­mu­lé dans tous les domaines. Les chan­ge­ments ont été radi­caux, explique la maman, mais le sevrage fut un moment ter­rible : « Nous avons affron­té des crises de Delya, sem­blables à celles d’un toxi­co­mane en sevrage. Aujourd’hui, 6 mois après l’arrêt des écrans […], Delya est une autre petite fille. […] Nous ne pou­vons nier la cor­ré­la­tion entre le déve­lop­pe­ment sou­dain et rapide de notre fille et l’arrêt des écrans aux conte­nus lobo­to­mi­sant et anes­thé­siant qui l’entouraient au quo­ti­dien. » Que ne s’en était-elle aper­çu plus tôt ? On s’interroge quand-même sur la dose d’écran absor­bée par cette enfant depuis sa nais­sance pour en arri­ver là. Si on peut se féli­ci­ter de la prise de conscience de ses parents, on est aus­si en droit de condam­ner leur irres­pon­sa­bi­li­té originelle.

D’autres témoi­gnages tout aus­si ahu­ris­sants sont à décou­vrir sur le site du CoSE. Comme celui de cette ortho­pho­niste qui apporte un éclai­rage par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. Elle y cite le cas de deux enfants dys­lexiques, Matthis et Charlotte. Au retour de vacances, elle leur a pro­po­sé de réa­li­ser une carte à par­tir de ce mot ins­pi­rant qu’est « vacances ». Voici les résul­tats, ils sont édifiants :

Charlotte

Matthis

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Inutile de dire que Charlotte, mal­gré son han­di­cap, n’est pas en échec sco­laire alors que Matthis, lui, fait une 6e catas­tro­phique et sera orien­té en SEGPA (Section d’enseignement géné­ral et pro­fes­sion­nel adap­té), la voie de garage jusqu’à l’âge de la désco­la­ri­sa­tion légale (16 ans).

Pour ter­mi­ner, le doc­teur Anne-Lise Ducanda fait quelques recom­man­da­tions résul­tant des 1 500 études qui pré­co­nisent zéro écran entre 0 et 6 ans. Ces écrans n’apportent abso­lu­ment rien en terme de déve­lop­pe­ment, bien au contraire, et entraînent l’addiction précoce.

Au-delà d’une quinzaine de minutes par jour, il y a danger

Donc, jamais d’écran le matin avant d’aller à l’école, pas d’écran au moment des repas pour favo­ri­ser les échanges, pas d’écran avant les devoirs du soir et, sur­tout, pas d’écran avant de s’endormir (toutes les études prouvent que cela génère des troubles du som­meil). Pas d’écran dans la chambre, non plus, pour évi­ter la ten­ta­tion. Enfin, pour évi­ter la frus­tra­tion, et donc la trans­gres­sion, elle conseille d’accorder une demi-heure le mer­cre­di et/​ou durant le weekend.

Si nos socié­tés ne prennent pas rapi­de­ment conscience des ter­ribles dégâts que l’exposition pré­coce aux écrans entraîne dans le déve­lop­pe­ment de nos enfants et si elles ne réagissent pas plus vite, il est à craindre que nous soyons en train de fabri­quer des géné­ra­tions d’inadaptés et d’asociaux qui fini­ront aux cro­chets de la col­lec­ti­vi­té dans des centres spé­cia­li­sés qui devront se mul­ti­plier. Les ensei­gnants de mater­nelles s’en rendent compte qui ont tiré la son­nette d’alarme mais l’Éducation natio­nale pré­fère mettre des moyens dans le pri­maire et le secon­daire… lorsqu’il est trop tard ! « Nous fai­sons face à une crise édu­ca­tive majeure » déclare sans détour une pro­fes­seur des écoles.

Les ortho­pho­nistes à qui les parents se confient plus faci­le­ment sont effa­rés du temps pas­sé devant les écrans : jusqu’à 40 heures heb­do­ma­daires ! Chiffre mul­ti­plié par 7 en 10 ans, déplorent les uns d’entre eux sur le site. Quant aux méde­cins, psy­cho­logues et pédo­psy­chiatres, il constatent une aug­men­ta­tion alar­mante des demandes de consul­ta­tion pour les tout-petits à cause de « retards mas­sifs du lan­gage », de « syn­dromes d’allure autis­tique », d’« évi­te­ment rela­tion­nel »… L’un d’eux s’inquiète : « On observe des enfants qui cherchent à faire glis­ser leur doigt sur les dif­fé­rents objets et notam­ment les livres ! »

Malheureusement, les parents se montrent le plus sou­vent très fiers de l’agilité de leur enfant et sont peu sen­sibles aux recom­man­da­tions des ensei­gnants et des pro­fes­sion­nels du milieu médi­cal. Ainsi sommes-nous en pré­sence d’un sérieux pro­blème de san­té publique dont la solu­tion appa­raît très dif­fi­cile à trou­ver vu que l’addiction aux écrans a déjà gagné les parents de ces enfants en dan­ger. Nos diri­geants en ont-ils conscience ou songent-ils davan­tage à pro­mou­voir la mon­dia­li­sa­tion heu­reuse fon­dée sur le tou­jours plus, plus de consom­ma­tion, plus de numé­rique et… plus d’écrans ?

Charles André

« L’important n’est pas de convaincre mais de don­ner à réflé­chir. »

(1) Fait de répé­ter quelque chose comme un per­ro­quet en rai­son­nant sans com­prendre le sens des mots que l’on uti­lise ; en par­tic., réci­ta­tion méca­nique de mots, de phrases, de notions dont le sens n’a pas été com­pris ou a été mal assi­mi­lé (d’a­pr. Aur.-Weil 1981).
Par suite :
Trouble du lan­gage qui consiste à répé­ter sans rai­son ce que l’on a enten­du ou lu sans même le com­prendre. Une forme par­ti­cu­lière de ce trouble est l’é­cho­la­lie. (Psychol. Enfant 1976).