Michel Maffesoli : « Saturation de l’idéal démocratique »

Michel Maffesoli annon­çait dès 1988 Le temps des tri­bus, le déclin de l’individualisme dans les socié­tés de masse (1988, 4e édi­tion, La Table ronde, 2019). Mais la sagesse popu­laire le sait bien : on a tort d’avoir rai­son trop tôt !

Ce que l’on oublie, par trop sou­vent, dans la réflexion sur le poli­tique, la ges­tion de la cité, c’est la dis­tinc­tion entre pou­voir et puis­sance. Pour le dire vite, le pou­voir est ins­ti­tué, c’est l’organisation du vivre ensemble, la puis­sance est ins­ti­tuante. Elle est ce qui donne corps et sens à la vie sociale, elle est ce qui fonde l’être ensemble.

Selon les moments de l’histoire, le rap­port entre le pou­voir et la puis­sance popu­laire qui le fonde et lui sert d’assise prend des formes dif­fé­rentes, liées à l’imaginaire de l’époque, à la manière dont les hommes se repré­sentent leur des­tin commun.

Ces concep­tions dif­fé­rentes de la vie sociale se suc­cèdent, non pas par rup­tures bru­tales, mais par un pro­ces­sus pro­gres­sif de lente satu­ra­tion des valeurs d’une époque pen­dant qu’émergent de nou­velles valeurs.

C’est ain­si qu’à par­tir du siècle des Lumières et de la Révolution fran­çaise s’était mise en place une concep­tion de la cohé­sion sociale fon­dée d’une part sur un prin­cipe indi­vi­dua­liste : chaque indi­vi­du est une enti­té auto­nome (sui­vant sa propre loi, dis­po­sant de son « libre arbitre ») et d’autre part une forme de col­la­bo­ra­tion essen­tiel­le­ment juri­dique : le contrat social.

Ma liber­té indi­vi­duelle s’arrête là où elle empêche l’expression de la liber­té indi­vi­duelle de l’autre. La démo­cra­tie étant la forme poli­tique de cette concep­tion du monde. 

C’est ce que cette grande dame de la pen­sée, Hannah Arendt appelle « l’idéal démo­cra­tique ». À un ensemble de « repré­sen­ta­tions » phi­lo­so­phique cor­res­pon­dait une « repré­sen­ta­tion » poli­tique. Le pou­voir était délé­gué par les indi­vi­dus à des ins­ti­tu­tions élues ayant pour but d’organiser la ges­tion du ter­ri­toire, la vie com­mune, la cité.
Car l’organisation du pou­voir est étroi­te­ment liée à la concep­tion du lien social, de ce qui lie les per­sonnes entre elles, de ce qui fait cohé­sion sociale, je dirais même de ce qui fait socialité.

Dans la moder­ni­té, le lien entre indi­vi­dus auto­nomes se fait donc par le biais juri­dique du contrat social. Dans la post­mo­der­ni­té par contre, il n’y a pas d’autonomie indi­vi­duelle, chaque per­sonne se défi­nit par rap­port à diverses appar­te­nances com­mu­nau­taires, ce que j’ai appe­lé, il y a plus de trente ans, le « tri­ba­lisme ». Il n’y a plus d’unité figée d’un indi­vi­du, mais des iden­ti­fi­ca­tions mul­tiples selon les moments et les lieux à dif­fé­rentes com­mu­nau­tés. En bref à l’autonomie (« auto­no­mos » : je suis ma propre loi) suc­cède l’hétéronomie (la loi c’est l’autre qui me la donne). Tout un cha­cun étant dés lors tri­bu­taire de la com­mu­nau­té (ou des com­mu­nau­tés) où il est inséré.

Le fait que l’individu soit auto­nome ou au contraire dépen­dant de l’autre, l’autre de sa tri­bu ou des autres tri­bus, va struc­tu­rer des concep­tions du pou­voir différentes.

• Dans un cas, la moder­ni­té, le pou­voir va être délé­gué par les indi­vi­dus à dif­fé­rentes ins­tances élues, man­da­tées pour appli­quer tel ou tel pro­gramme, pour expri­mer telle ou telle concep­tion de la socié­té.
• Au contraire dans la post­mo­der­ni­té nais­sante, c’est-à-dire dans une socié­té tri­ba­li­sée, consti­tuée de mul­tiples com­mu­nau­tés(1), cette forme de délé­ga­tion du pou­voir ne fonc­tionne plus. Les masses frag­men­tées, épar­pillées en diverses tri­bus ne se sentent plus repré­sen­tées. Les indi­vi­dus ne s’identifient plus à un modèle unique, trans­cen­dant toute leur vie éco­no­mique, sociale, spi­ri­tuelle, mais sont eux-mêmes ceci et cela, celui-ci et celle-là, selon les occur­rences quo­ti­diennes.

Dès lors le modèle poli­tique de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne per­met plus le lien entre la puis­sance et le pou­voir, entre l’instituant et l’institué. L’institué, le pou­voir, les élites (ceux qui ont le pou­voir de dire et de faire ) de quelque nom qu’on les appelle ne sont plus per­ti­nents. Ils sont des figures mortes, des repré­sen­tants d’institutions abs­traites . Ce qui implique ce que Vilfredo Pareto nom­mait, jus­te­ment, la fameuse « cir­cu­la­tion des élites » !

Mais cette puis­sance popu­laire, cette volon­té com­mune de faire corps, d’éprouver ensemble un des­tin com­mun et d’y faire face n’est pas morte, elle. Elle va cher­cher d’autres formes d’expression, d’autres formes de ras­sem­ble­ment. L’accent étant mis, dés lors, sur le par­tage de com­mu­nions émo­tion­nelles, de vibra­tion com­munes. Ce que l’on appelle, en terme plus sou­te­nu : la syn­to­nie.

Alors que dans la forme démo­cra­tique l’émotion com­mune est en quelque sorte pro­je­tée dans un objec­tif loin­tain (un pro-jet), un ave­nir à construire, une socié­té par­faite pour demain, dans la forme émer­gente de l’idéal com­mu­nau­taire(2), la com­mu­nion est immé­diate et pré­sente. Les émo­tions com­munes, l’éprouver ensemble, l’esthétique (« ais­the­sis » en grec, c’est éprou­ver ensemble des émo­tions, des pas­sions …) se vivent ici et main­te­nant. Non plus l’attente d’une « éter­ni­té » dans une socié­té par­faite à venir, mais le désir de vivre dans ce que j’ai appe­lé « l’instant éter­nel ».

Et c’est bien ain­si que l’on retrouve un autre rap­port entre le poli­tique, l’organisation de la cité et la proxi­mi­té, le fait d’être-ensemble en un lieu. En témoigne la fin des oppo­si­tions par­ti­sanes, au pro­fit de cli­vages plus sub­tils, entre les tenants d’une ges­tion bureau­cra­tique des com­pé­tences crou­pions des petites com­munes et ceux qui sou­hai­taient incar­ner au jour le jour une ges­tion de proxi­mi­té, non pas pour les habi­tants, mais avec eux. Non pas un cata­logue de pro­messes, mais l’ouverture sur une série d’expériences com­munes, ici et maintenant.

Car si dans l’idéal démo­cra­tique, c’est le temps qui déter­mine l’être-ensemble, on dépasse ensemble le pas­sé et on construit ensemble un ave­nir, dans l’idéal com­mu­nau­taire, on est ensemble, ici et main­te­nant, en inté­grant le pas­sé (la Tradition) et en vivant, au jour le jour un ave­nir qui est des­tin com­mun. Ce n’est plus la flèche de l’Histoire en marche, mais la spi­rale où le pré­sent gros du pas­sé assure de l’avenir. Ce n’est plus le « pro­gres­sisme » qui va pré­do­mi­ner mais bien la « pro­gres­si­vi­té ». Et l’être-ensemble ne se construit pas par la pro­jec­tion dans l’avenir, mais par le fait d’être ensemble dans un lieu don­né. Le lieu fait lien. Internet aidant, ce lieu ter­ri­toire géo­gra­phique, pour­ra être démul­ti­plié en plu­sieurs lieux, plu­sieurs sites, réels ou virtuels.

La proxi­mi­té n’est plus ce que Michel Foucault nom­mait « l’assignation à rési­dence », ce n’est plus non plus l’assignation à iden­ti­té. Elle se démul­ti­plie en de mul­tiples moments de vie com­mune et en « iden­ti­fi­ca­tions » mul­tiples. Et c’est ce bal­let entre diverses tri­bus qu’il revient à de nou­velles formes poli­tiques de régu­ler sinon d’organiser.
À chaque chan­ge­ment d’époque l’on voit un pro­fond désar­roi naître de la dicho­to­mie exis­tant entre l’institution et le peuple. Quand le peuple ne se recon­naît plus dans ses ins­ti­tu­tions, il fait séces­sion (seces­sio plebis).

C’est exac­te­ment ce que nous montrent les résul­tats des élec­tions muni­ci­pales. Ce qui est frap­pant, ce n’est pas tant la vague verte, vague sur laquelle surfent quelques tri­bus bobos en mal de pou­voir, mais l’énorme dés­in­té­rêt popu­laire pour ces élec­tions locales. Ni les par­tis tra­di­tion­nels, ni les pseu­do-nou­velles formes de repré­sen­ta­tion, les ni droite ni gauche de LREM, ni même l’écologie poli­tique ne peuvent pré­tendre à repré­sen­ter et à plus forte rai­son à ras­sem­bler les diverses com­po­santes d’une République Une et Indivisible. Ce qui est en ges­ta­tion étant une autre concep­tion de la « Res publi­ca » : une répu­blique en mosaïque.

Quand le pou­voir et la puis­sance sont entiè­re­ment décon­nec­tés, quand les ins­ti­tu­tions ne sont plus inner­vées par une éner­gie com­mune, par la puis­sance popu­laire, quand les élites sont tota­le­ment dis­tantes de la base, il faut trou­ver de nou­velles formes de ges­tion de la cité. 

Il faut noter d’ailleurs à cet effet, que dans quelques rares com­munes de moins de 1000 habi­tants, dans les­quelles l’équipe sor­tante n’a pas été recon­duite au pre­mier tour, s’étaient mani­fes­tées des équipes sou­cieuses de faire renaître leur vil­lage par des pro­jets col­la­bo­ra­tifs et des formes de par­ti­ci­pa­tion inno­vantes. Las, les manœuvres de poli­ti­ciens aguer­ris, usant des diverses ficelles de la vie démo­cra­tique mori­bonde ont empê­ché de telles expériences.

Mais, qu’il s’agisse des villes à forte abs­ten­tion ou des vil­lages où les caciques du pou­voir se sont cram­pon­nés à leurs pri­vi­lèges, les formes d’être ensemble se déter­mi­ne­ront pro­gres­si­ve­ment dans de mul­tiples expé­riences com­munes : dans des sou­lè­ve­ments popu­laires, sur le modèle des pre­miers Gilets Jaunes ou de diverses mani­fes­ta­tions n’ayant d’autre objet que de se ras­sem­bler. Mais éga­le­ment, au jour le jour et dans dif­fé­rents ter­ri­toires de proxi­mi­té, des mani­fes­ta­tions de soli­da­ri­té, d’entraide, des ras­sem­ble­ments fes­tifs, des ini­tia­tives de rencontres.

D’un point de vue his­to­rique, on pour­rait rap­pe­ler le modèle de l’empire romain. Pax roma­na c’était l’organisation sur un très grand ter­ri­toire des fonc­tions de mobi­li­té (routes et aque­ducs), d’un culte com­mun dans une accep­ta­tion rela­ti­viste d’une diver­si­té de croyances, de modes de vie etc.
Nul ne peut pré­dire les formes que pren­dront les ins­ti­tu­tions qui naî­tront de ces formes nou­velles et émer­gentes d’être ensemble. Sans doute y aura-t-il de nom­breux sou­bre­sauts et d’affrontements entre pou­voirs mori­bonds. Ce que l’on peut dire par contre est que ces nou­velles formes poli­tiques, ces formes d’une poli­tique trans­fi­gu­rée, se lisent, au jour le jour, au plan local, dans la proxé­mie quo­ti­dienne.
C’est cette esthé­tique quo­ti­dienne que doit peu à peu for­ma­li­ser un poli­tique en adé­qua­tion avec l’époque postmoderne.

Michel Maffesoli, pro­fes­seur émé­rite à la Sorbonne, membre de l’institut uni­ver­si­taire de France

Sur le rap­port entre le POUVOIR ins­ti­tué et la PUISSANCE ins­ti­tuante, cf M.Maffesoli : La Violence tota­li­taire ( 1979), 4em édi­tion in « Au-delà de la moder­ni­té ? », CNRS Éditions, 2008 .

N’est plus accep­tée une poli­tique impo­sée d’en haut, une poli­tique ayant la véri­té et menant le peuple vers un but défi­ni par des élites en deshé­rence. Non pas une poli­tique para­noïaque, mais une poli­tique méta­noïaque. Non pas au-des­sus, mais avec. Non pas la loi du Père, mais la loi des frères.
Ce sera cela la ges­tion de la mai­son com­mune, la sagesse com­mune, ce que j’ai appe­lé Écosophie.Michel Maffesoli - Écosophie

D’un point de vue his­to­rique, on pour­rait rap­pe­ler le modèle de l’empire romain. Pax roma­na, c’était l’organisation sur un très grand ter­ri­toire des fonc­tions de mobi­li­té (routes et aque­ducs), d’un culte com­mun dans une accep­ta­tion rela­ti­viste d’une diver­si­té de croyances, de modes de vie, etc.
Nul ne peut pré­dire les formes que pren­dront les ins­ti­tu­tions qui naî­tront de ces formes nou­velles et émer­gentes d’être-ensemble. Sans doute y aura-t-il de nom­breux sou­bre­sauts et d’affrontements entre pou­voirs mori­bonds. Ce que l’on peut dire par contre est que ces nou­velles formes poli­tiques, ces formes d’une poli­tique trans­fi­gu­rée, se lisent, au jour le jour, au plan local, dans la proxé­mie quo­ti­dienne.
C’est cette esthé­tique quo­ti­dienne que doit peu à peu for­ma­li­ser un poli­tique en adé­qua­tion avec l’époque postmoderne.

Michel Maffesoli, pro­fes­seur émé­rite à la Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France

Michel Maffesoli - 2013

(1) Nombre d’observateurs ont « décou­vert » récem­ment cette réa­li­té d’une France (je dirais d’une socié­té euro­péenne, occi­den­tale et asia­tique) frac­tion­née, frag­men­tée, « archi­pel­li­sée ». Des appar­te­nances mul­tiples, des croyances diver­si­fiées en dif­fé­rents syn­cré­tismes. Bref, ce que j’analysais, dès 1988, dans mon livre , Le temps des tri­bus, le déclin de l’individualisme dans les socié­tés de masse (1988, 4e édi­tion, La Table ronde, 2019). Analyse reprise, ad nau­seam, par ces fameux « experts » média­tiques, tout sim­ple­ment, des pla­giaires. La sagesse popu­laire le sait bien : on a tort d’avoir rai­son trop tôt !
(2) Cf. Michel Maffesoli et Hélène Strohl : La faillite des élites, édi­tions du Cerf, 2019

Sur le rap­port entre le POUVOIR ins­ti­tué et la PUISSANCE ins­ti­tuante, cf M. Maffesoli : La Violence tota­li­taire ( 1979), 4e édi­tion in « Au-delà de la moder­ni­té ? », CNRS Éditions, 2008.

Michel Maffesoli – Être postmoderne

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Michel Maffesoli – La Nostalgie du sacré

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Michel Maffesoli – Le temps des tribus

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