Maffesoli : le port obligatoire de la muselière dans les rues suffit-il à nous faire obéir ?

20 octobre 2020 | 2 Commentaires 

Michel Maffesoli nous fait toujours du bien :

C’est tout au début de ce livre magis­tral qu’est « L’enracinement » que Simone Weil rap­pelle, d’une manière judi­cieuse, que « la notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subor­don­née et rela­tive ».(1)

Voilà les fon­da­tions de ce qui, tout au long des siècles, per­mit la construc­tion de ce temple qu’est la civi­li­sa­tion où l’humanité put, à loi­sir, se déve­lop­per. Obligation engen­drant ce que tra­di­tion­nel­le­ment l’on appe­lait « devoir d’État » ; devoir inhé­rent au sta­tut per­met­tant étant à tout un cha­cun de se réa­li­ser, au mieux, tout au long de son existence.

C’est en assu­rant la main­te­nance de l’idée d’obligation et en étant garante du devoir d’État que l’autorité publique jus­ti­fie, sur la longue durée, la légi­ti­mi­té qui est la sienne. Mais est-ce que cette légi­ti­mi­té lui est encore acquise lorsque les valeurs qu’elle défend sont quelque peu obso­lètes, voire tota­le­ment déphasées ?

C’est bien ce qui est en jeu en cette moder­ni­té finis­sante, où une oli­gar­chie média­ti­co-poli­tique s’emploie, au motif d’une crise sani­taire, à main­te­nir coûte que coûte, un indi­vi­dua­lisme exa­cer­bé, ne cor­res­pon­dant en rien, au désir pro­fond des tri­bus postmodernes.

En se réfé­rant aux ana­lyses des his­toires de l’art, on peut rap­pe­ler que l’individualisme, comme le style clas­sique, est d’essence « optique ». C’est-à-dire de mise à dis­tance. N’est-ce point cela que tend à faire per­du­rer les fameux « gestes bar­rières » et autres injonc­tions à la dis­tan­cia­tion sociale ? Au tra­vers de tout cela, il s’agit de main­te­nir la « gré­gaire soli­tude » qui fut la carac­té­ris­tique de la socié­té moderne.

Mais voi­là que dans la muta­tion socié­tale en cours et dans la « baro­qui­sa­tion » carac­té­ri­sant l’esprit du temps post-moderne, un tel indi­vi­dua­lisme a fait son temps. C’est plu­tôt l’hap­tique (« hap­tos ») , c’est-à-dire le « tac­tile » qui est au fon­de­ment de l’être-ensemble du moment.

En témoigne, au-delà ou en-deçà de la stra­té­gie de la peur qu’utilisent les pou­voirs publics, la mul­ti­pli­ca­tion des ras­sem­ble­ments fes­tifs et autres formes d’afoulement ren­dant atten­tif au fait que c’est « l’être-avec » qui est l’essence même de notre humaine nature.

Et c’est bien pour dénier un tel « avec » anthro­po­lo­gique que l’on rend obli­ga­toire le port d’une « muse­lière » ayant pour fonc­tion d’isoler et par là-même de confor­ter une sou­mis­sion néces­saire à la logique de la domi­na­tion carac­té­ri­sant un pou­voir public tota­le­ment décon­nec­té de la puis­sance populaire.

Mais la soumission n’est qu’apparente

Car s’il est une carac­té­ris­tique essen­tielle du zoon poli­ti­con(*), c’est bien la ruse. Duplicité, en son sens fort : l’homme double et duple. Duplicité témoi­gnant d’une résis­tance inté­rieure s’intensifiant, il fau­dra voir com­ment, quand le déca­lage vis-à-vis de l’oligarchie au pou­voir devient par trop évident.

Pour reprendre à Kierkegaard ou à Nietzsche, une expres­sion éclai­rante, on fait « comme si » (als ob), l’on était sou­mis, et l’on n’en garde pas moins une essen­tielle méfiance vis-à-vis de la ver­ti­ca­li­té d’un pou­voir trop surplombant.

« Comme si » l’on appré­ciait ce que Platon nom­mait, dans la République, la « théâ­tro­cra­tie » des « mon­treurs de marion­nettes ». Mais tout en sachant que cette théâ­tra­li­té est vite consi­dé­rée comme las­sante. Président ayant fait son appren­tis­sage exis­ten­tiel dans l’art de la scène, ministre de la Justice s’épanouissant sous la hou­lette du scé­na­riste Claude Lelouch, au ciné­ma, et minis­tère cen­sé confor­ter la grande culture fran­çaise confié à une com­parse de Hanouna dans une émis­sion à la vul­ga­ri­té affi­chée, on pour­ra mul­ti­plier les exemples de la confu­sion entre le théâtre et la poli­tique.Roselyne Bachelot - Cyril Hanouna

Et c’est bien pour dénier un tel « avec » anthro­po­lo­gique que l’on rend obli­ga­toire le port d’une « muse­lière » ayant pour fonc­tion d’isoler et par là-même de confor­ter une sou­mis­sion néces­saire à la logique de la domi­na­tion carac­té­ri­sant un pou­voir public tota­le­ment décon­nec­té de la puis­sance populaire.

On a là le résu­mé de ce « spec­tacle moderne » ayant accé­dé, pour reprendre l’analyse de Guy-Ernest Debord, à « un sta­tut de sou­ve­rai­ne­té irres­pon­sable »(2).

Règne auto­cra­tique mode­lant les tech­niques de gou­ver­ne­ment sur un his­trio­nisme spec­ta­cu­laire où les fri­voles le dis­putent à la superficialité !

Mais c’est chose connue, le spec­ta­cu­laire ache­vé conduit, imman­qua­ble­ment, à son achè­ve­ment , c’est à dire à sa fin. La théâ­tro­cra­tie lasse, sur­tout quand elle n’est pas de bonne qua­li­té. Et les bouf­fons, dès lors, sont ren­voyés à leur triste sort. Celui de leur misère existentielle.

Il n’y a qu’un pas du bal mas­qué à la danse macabre. Les muse­lières alors sont ôtées et les sou­lè­ve­ments se mul­ti­plient. Car du mou­ve­ment des « Gilets Jaunes » au révoltes à venir, c’est le refus d’un pou­voir abs­trait qui s’annonce. Gilets Jaunes arrête prendre pour cons Champs Élysées

Refus d’une évidente mascarade

Refus fon­da­men­tal vis-à-vis d’un pou­voir his­trio­nesque qui, ayant oublié l’obligation et le devoir, se gar­ga­rise de « droits » qui, par un effet per­vers et pour le dire vul­gai­re­ment, lui « pètent à la gueule ».

Et ce, tout sim­ple­ment parce que nous sommes confron­tés à des « théâ­treux » tota­le­ment inca­pables de faire face à cette « obli­ga­tion » anthro­po­lo­gique qu’est le véri­table « gou­ver­ne­ment de son ménage ». Pour être plus expli­cite, dans la Grèce antique, seuls ceux qui savaient gérer leur propre mai­son étaient à même de gérer la mai­son com­mune, c’est-à-dire la cité.

C’est cela ain­si que l’a bien mon­tré Julien Freund, « l’essence du poli­tique ». Ce que ne com­prennent pas ceux qui se contentent de faire de la poli­tique à la petite semaine. Et ce jusqu’à ce que la mas­ca­rade cesse ; tout sim­ple­ment parce qu’elle ennuie.

À ce moment là le délire sani­taire ne marche plus. Certes il vaut mieux que tel ou telle ministre de la san­té cache ses lippes der­rière un masque, sinon on ver­rait la flé­tris­sure d’une pauvre âme en déshé­rence : celle d’un ou d’une psychopathe.

Mais au-delà d’un ou d’une ministre, c’est toute une caste d’histrions dont il est ques­tion. Ils n’ont rien de vivant. Ce ne sont que des zom­bies venant de ce que Nietzsche nom­mait les « arrières-mondes » bien peu ragoû­tants. Tout sim­ple­ment car ils n’ont rien à voir avec le monde de la réa­li­té quo­ti­dienne. « Arrière-mondes » d’un Pouvoir abs­trait et déphasé.

Ne l’oublions pas, lorsque Descartes s’emploie à avan­cer mas­qué : pro­deo lar­va­tus, c’est jus­te­ment pour ruser avec la pen­sée éta­blie, tou­jours proche de l’attitude inqui­si­trice. Mais à l’encontre de ce que se pré­tend être tel ou tel loca­taire de l’Élysée, n’est pas phi­lo­sophe qui veut. Pour ceux là, la mas­ca­rade comme arme suprême de l’hystérie sani­taire, c’est encore de la théâ­tro­cra­tie pour mas­quer (c’est le cas de le dire) le fias­co qu’une élite en faillite va payer fort cher.

Faillite qu’il faut dire et redire

Ne serait-ce que pour dénon­cer la jac­tance, la suf­fi­sance et l’outrance de son pro­pos tota­le­ment dépha­sé. À l’opposé d’un tel pro­pos, aux idées courtes, il convient de « dézoo­mer » : prendre de la hau­teur, savoir mettre en pers­pec­tive. C’est-à-dire, para­doxa­le­ment, être à la hau­teur du quo­ti­dien. Et pour cela se conten­ter de ces pauvres mots pro­vi­soires qui, peu à peu, deviennent les paroles fon­da­trices de tout « être-ensemble » authen­tique. Et ce en sachant que les défi­ni­tions, pré­éta­blies, celles d’un Pouvoir qui, tou­jours, conforte et a besoin de la gré­gaire soli­tude, trompent toujours.

Michel Maffesoli
Institut Universitaire de France
Professeur Émérite à la Sorbonne

(1) Simone Weil, L’enracinement, éd. Gallimard, 1949, p.9 Simone Weil - Enracinement
(2) Guy-Ernest Debord, Commentaire sur la socié­té du spec­tacle, éd. Gallimard, 1992, p.14 Guy Debord - Commentaires société spectacle

(*) Aristote disait de l’homme vrai­ment humain qu’il était « zoon poli­ti­ken », c’est-à-dire non seule­ment ani­mal poli­tique, mais aus­si ani­mal natio­nal, car la cité grecque était psy­cho­lo­gi­que­ment une véri­table nation.


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2 Commentaires 

  1. Toujours aus­si abs­cons ce cher Maffesoli. 🙁

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    • Mon grand père est arri­vé en France pour tra­vailler dans les mines des Cévennes comme mule­tier. Et la légende fami­liale raconte qu’il éle­vait la man­geoire pour que ses ânes deviennent des che­vaux.
      Pour ma part c’est tou­jours ce que j’ai essayé de faire. À l’en­contre de ces feuilles mortes qui se ramassent à la pelle, et que le vent mau­vais emporte sans coup férir, j’ai écrit des livres exi­geants qui j’es­père dure­ront. Mais bien enten­du cela s’a­dresse à des esprits ne se conten­tant pas du « cla­po­tis des causes secondes ». (P. Claudel).
      Amicalement.

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